« Votre enfant se rebelle, fait des colères impressionnantes, vous en fait voir de toutes les couleurs ? Mais enfin, Madame, il serait temps de resserrer la vis, de montrer que vous êtes le parent, de le remettre à sa place d’enfant. Il a besoin de limites, d’un cadre sécurisant. » (Tantine Berthe, personnage de mon livre, nous rend une petite visite).
Si je puis me permettre cette comparaison, c’est un peu comme si votre chien tenu au bout de sa laisse (parce que c’est ainsi qu’il faut faire dans ce parc municipal), reniflait partout une piste. Il va de plus en plus vite, il accélère, aboie et tire. Que faites-vous alors ? Probablement que votre réflexe sera de le rapprocher de vous brusquement, de raccourcir la laisse, de le garder au pied tout en le houspillant pour qu’il se calme.
Il est discipliné alors il va s’asseoir en remuant la queue énergiquement, le visage levé vers vous et les yeux doux et confus, tout en s’envoyant des coups de langues répétés sur les babines accompagnés de petits gémissements qui en feraient fondre plus d’un. Mais il ne faut pas craquer, pour montrer qui est le maître.
Vous avez gagné, il se tiendra sage. Jusqu’à la prochaine fois.
Parce qu’il veut bien vous faire plaisir surtout s’il a la récompense d’une caresse après, mais une piste à flairer, c’est sacré tout de même.
Est-ce que ça marche avec notre enfant ? Ça se peut. En fait, beaucoup d’entre nous, parents, n’avons jamais vraiment laissé de mou dans la laisse de nos enfants (et encore moins osé la détacher), de peur qu’ils n’en veuillent encore plus : « surtout, ne pas lâcher la bride une seconde, sinon messieurs-dames vous êtes foutus, l’enfant va vous marcher sur les pieds irrémédiablement en moins de deux ».
Mais cette prophétie est néanmoins difficile à vérifier, car on n’a pas vraiment le cœur à essayer : en effet il ne s’agirait pas de « rater son éducation ». Et disons que pour la plupart il nous manque quelques outils pour pouvoir oser tenter autre chose . Car si tu détaches ton chien ou lâches la laisse, il va s’élancer comme un fou à la poursuite du premier écureuil qu’il a repéré au loin, et tu auras beau hurler : « Reeeeeviiiiens Lééééon ! » , il rira bien, enfin à sa manière de chien, il renversera probablement une poubelle en courant, piétinera la couverture des pique-niqueurs, il plongera peut-être même dans la mare, et voilà ce que vous aurez récolté : tout plein de complications qui auraient aisément pu être évitées en le gardant au pied.
Forts de la croyance peut-être justifiée que l’enfant partira « en live » si on relâche notre vigilance, on en arrive vite à la conclusion logique suivante : notre enfant fait de grosses crises ? Il faut donc resserrer la laisse, euh la vis ! Ainsi il se calmera de force et on gardera le contrôle de la situation.
On a parfois tendance à ne soigner que les symptômes d’un comportement litigieux d’un enfant, sans en rechercher la cause autrement que par un courroucé « mais pourquoi t’as fait ça ? ? ! ».
Soigner le symptôme permet d’avoir la paix immédiate, pour soi et pour l’enfant, en apparence en tout cas.
En rechercher la cause sans jugement pourrait nous faire glisser vers une prise de conscience au sujet de notre éventuelle implication dans le déclenchement de la crise, et nous faire basculer vers la considération de la légitimité des raisons de notre enfant. Cela voudrait dire aussi qu’il faudrait trouver d’autres moyens de résoudre le conflit, d’entrer en relation avec lui, de communiquer, d’écouter, de nous exprimer, mais surtout cela pourrait nous porter à nous rendre compte que nos demandes, attentes et exigences sont emprisonnantes pour lui. Et c’est pas évident de se prendre ça dans la tête. Vivre en famille égalitaire demande beaucoup d’humilité et de remise en question.
Je me demande souvent pourquoi quand un enfant étouffe de toute évidence dans le « cadre » imposé par les parents, l’école, la nounou, les psys, ou papy, on décide de resserrer ce cadre plutôt que de le desserrer.
« –Votre enfant hurle quand vous lui ordonnez de se coucher parce qu’il n’a pas lu autant qu’il voudrait ? Ne cédez pas, et privez-le de lecture le lendemain soir, nous dit-on, il arrêtera d’en vouloir plus.
-Votre jeune homme n’est pas rentré à la maison à l’heure convenue ? Interdisez-lui les sorties pendant une semaine, Madame, il finira bien par respecter la règle.
-Votre 3 ans vous répond insolemment comme un ado révolté ? Ne laissez jamais passer ça, dites-lui que c’est vous qui décidez et envoyez-le dans sa chambre, en toute bienveillance bien sûr !
–Ils ruent dans les brancards ? C’est qu’ils ont besoin de limites, certainement pas de plus d’air pour respirer ! »
Bizarre. Ça me paraîtrait plutôt logique, au contraire, de le laisser décider de l’heure à laquelle il finit de lire. Ça me paraîtrait logique de l’écouter raconter son super aprèm et à quel point il n’avait pas vu le temps passer. Ça me paraîtrait logique d’entendre la demande qui se cache derrière ses « insolences ».
Quelle relation peut s’instaurer avec quelqu’un qui se sent contraint, enfermé par nous-même ?
Que peut-on attendre d’une personne dirigée en fonction de notre bon vouloir et opprimée lorsqu’elle ne le satisfait pas ?
De la soumission ? Certes.
Du respect ? Si la définition du respect est la crainte, comme ça l’était encore dans mon enfance (« il craint son père, c’est bien ! »), oui.
Mais de la détente, du calme, de la joie, de l’amour, de l’épanouissement, du vrai respect (qui pour moi s’entend plutôt comme le fait de tenir compte des besoins des uns et des autres de manière volontaire), je ne crois pas.
Pour reprendre l’exemple du chien, essayez de l’enfermer quand il trépigne parce qu’il a besoin de sortir se promener, et vous pourrez comprendre peut-être ce qu’une personne contrainte peut ressentir comme tensions, qui par définition n’amènent pas à la satisfaction de ses besoins.
Le fameux « besoin de cadre et de limites » me laisse toujours perplexe pour ces raisons-là. Que le parent en ait besoin pour ne pas se sentir débordé, je peux l’entendre, mais l’enfant directement ? Vous y croyez ?
« Ça peut être rassurant pour certains enfants », ai-je entendu souvent.
Certains enfants aiment avoir des routines (j’en parle plus bas). Dans la pensée commune, est-ce que les routines volontaires entrent dans cette appellation de « cadre et limites » ? Non, par « cadre et limites » il est sous-entendu le fait d’obéir à un adulte, à ce que l’adulte a décidé pour son enfant, au moment où il l’a décidé, de la manière dont il l’a décidé, et de sévir encore plus lorsque cela ne convient pas à l’enfant.
L’obéissance ne devrait pas être une routine, car elle bride le sens critique et la possibilité pour l’enfant (futur autonome) d’évaluer une situation comme lui convenant ou pas, et donc de se protéger de la manipulation et de savoir comment créer son propre bonheur avec ses propres critères.
Dans un couple, cela peut arriver qu’un mari dise à sa femme : « cache-moi mes cigarettes car je veux arrêter de fumer ». Si les deux sont d’accord et que c’est une demande en conscience, ma foi, cela peut être une solution.
Si c’est une demande claire de votre enfant « Papa, mets à la benne ma console de jeux stp ! » ça vaut tout de même le coup, à mon avis, de voir le pourquoi de cette envie : préfère-t-il se priver de ses jeux parce qu’il se sent « méchant » de ne pas arriver à arrêter quand son père le lui dit ? Ou a-t-il réellement la liberté d’y jouer mais son souhait profond est d’arrêter car cela ne lui apporte rien, mais il n’y arrive pas seul ?
Si l’enfant dit avoir besoin d’horaires fixes, par exemple, nous pouvons l’aider à s’organiser si c’est sa demande et vérifier régulièrement s’il sent que c’est bénéfique pour lui-même ou s’il le fait pour satisfaire son parent qui du coup sera plus agréable avec lui.
Bref, votre enfant est insupportable ? Et si vous ouvriez sa cage, et si vous le laissiez voler, parler, bouger, prendre ses décisions ? Si vous le laissiez vivre et être lui-même ?
Et vous, si vous faisiez de même ? Ouvrir votre cage dorée de parent, pour ne plus être contraint par ce rôle qu’on vous colle sur le dos, de père/mère Fouettard, de Surveillant de non-baignade, de Chef de tribu, de Sagesse indiscutable personnifiée, d’Exemple et de référence en tout. Bref, vous pouvez être totalement vous-même sans craindre pour autant de vous faire écraser par votre vilain marmot qui pourrait révéler en moins de deux sa personnalité de tyran ne rêvant que d’écraser les pauvres adultes qui prennent soin de lui.
Pour cela, vous aurez probablement à faire le chemin que vous n’avez pas parcouru dans votre enfance : celui d’apprendre à vous connaître vous-même.
…Pour pouvoir vous respecter et communiquer aux autres clairement vos besoins et vos propres limites, apprendre à fonctionner au quotidien sans perdant, cohabiter sans écraser les autres ni s’écraser soi.
Car le besoin de maîtrise sur l’autre cache souvent la peur de ne plus avoir de place pour soi.
On peut dans le même temps amorcer un changement grâce à une phrase simple mais quelque peu douloureuse à entendre : « Et si mon enfant était gravement malade, est-ce que tout ce que j’exige de lui serait finalement si important, là tout de suite ? Sur quoi centrerait-on nos journées ? Qu’est-ce qui aurait la priorité ? L’heure impérative du coucher, ou bien la lecture du livre qu’il rêvait tant de finir ? Se tenir correctement à table ou rire ensemble de ses pitreries ? Sa sieste à tout prix ou continuer les câlins ? Finir impérativement ses devoirs malgré l’épuisement ou se lover ensemble sur le canapé devant un dessin animé ? »
Souvent le spectre de l’avenir dont nous serions responsables au travers de l’éducation que nous sommes censés donner à notre enfant nous porte à ce besoin de maîtrise sur lui.
Et si je rate son éducation ? Et si à cause de moi il ne devenait pas une bonne personne ?
Mais nos enfants sont des personnes détachées de nous par leur identité propre, et malgré toute votre bonne volonté pour les faire pousser comme nous le souhaiterions, force est de constater qu’ils deviendront qui ils auront décidé d’être : ce seront leurs choix ou leurs non-choix, ce seront leurs opportunités de vie, leurs rencontres, ce sera leur propre route. Et ça l’est déjà, c’est déjà leur vie, là tout de suite.
Marchons à côté de notre enfant en l’écoutant sans jugement, en faisant preuve de curiosité pour qui il est, en lui laissant sa place et non pas en le « remettant à sa place d’enfant » ! Allons à sa découverte comme on irait visiter une île paradisiaque : quels sont ses goûts, ses envies, ses centres d’intérêts, ce qui le fait vibrer, ce qui fait briller ses yeux ? Voyons ce qu’on y trouve et qu’est-ce qui rend cette île si agréable, si unique, si étonnante, si particulière. Pas besoin de détruire ou étouffer ce qui est là pour y planter nos propres graines : cette terre est parfaite telle qu’elle est, même si peut-être nous l’aurions imaginée autrement. Et si des graines tombent de notre sac, peut-être qu’elles germeront si le climat s’y prête. Ou peut-être pas.
Mais cette île est belle car elle est différente de ce que vous avez l’habitude de voir, elle est intrigante par son originalité, elle est attrayante par la diversité qu’on y trouve, elle est nourrissante par sa richesse. C’est tout cela qui la rend unique.
Je vous propose d’avoir le moins d’attentes possibles envers votre enfant pour le laisser être qui il est, lui ouvrir l’espace en confiance (confiance en vous pour vous protéger et nourrir vos besoins, et confiance en lui sur le fait qu’il n’est pas un despote en puissance).
Ouvrons la cage aux enfants, libérons-les de nous-mêmes !
Evelyne Mester.