Ben oui je suis une de ces mamans énervantes, qui laisse ses enfants crapahuter partout sur les toits des cabanes de jeux, monter aux arbres, jouer avec des bâtons, se laver les mains dans les flaques de boue, lancer les pommes de pin, courir pieds nus dans l’herbe et ôter leur veste en plein hiver. J’ai pas dit que je m’en foutais, j’ai dit que je laissais.
Et aussi, je laisse mon enfant emplir de cailloux le bas du toboggan. Ça c’est très très méchant pour les mamans qui ont apprêté leur petite fille toute belle comme une princesse avant de venir se promener le dimanche après le repas chez Mamie Josette, c’est même honteux. Je l’ai vu dans leurs yeux. C’est arrivé souvent qu’on me gronde avec les yeux au parc. Pourtant j’aide mes enfants à enlever les graviers rapidement dès qu’un autre enfant veut passer. Mais madame ce sont des choses qui ne se font pas, c’est interdit, tout comme monter le toboggan à l’envers, tout le monde le sait. C’est interdit. J’entends souvent ça au parc. J’ai parfois envie de prendre discrètement une petite voix de ventriloque et faire parler leur enfant « Mamaaan ? Pourquoiiii c’est interdiiiit ? » Mais l’enfant ne dit rien et part faire autre chose, ou pas, et se fait punir : « -Allez hop on s’en va puisque tu es méchant ». Et mon cœur d’ex-enfant saigne, et je tente d’attraper au vol le regard du marmot tiré par la main pour l’emplir d’une grimace et le faire sourire.
Un petit blondinet haut comme trois pommes arrive en se dandinant. Il ramasse dans ses petits poings serrés deux poignées de minis cailloux gris. Il se dirige vers le toboggan et les jette dessus d’un mouvement vif. Il reste là figé à se délecter du bruit et de l’effet. Son papa arrive en criant affolé : « -Nooon Paolo, c’est interdit ! » (Ennncooooore ?). Le papa l’emmène se nettoyer les mains avec une lingette et lui donne son goûter sur le banc.
Quelques minutes plus tard, mes enfants se relayent en riant de tout cœur pour glisser à fond la caisse sur le toboggan et arriver dans un lac de cailloux le plus rempli possible. Ça explose ! Ça éclabousse ! Ils se couchent sur le sol et se recouvrent de graviers. Je préviens que la douche sera à prendre en rentrant, on fait semblant de ne pas m’entendre. On aura des cris de protestations le moment venu. Et c’est au tour de celui qui vient de glisser de remplir le bas du toboggan. L’autre est déjà en haut, impatient, tapant des pieds bruyamment sur le métal qui sonne sourdement. Le premier crie d’attendre, qu’il n’a pas encore assez rempli. Il en remet encore des monticules, et les graviers s’éboulent doucement comme une cascade. On dirait que là on ne peut guère plus en rajouter. « -C’eeeest boooon, vas-y ! » …Sploooooatch, l’enfant nage dans le bonheur. Il reste quelques fractions de secondes les yeux fixes, les mains de chaque côté sur les montants en bois, des cailloux plein les pantalons, le sourire immobile. Et il se lève d’un bond en hurlant « c’essst trooooop biiiien ! » pendant que son frère crie « A moi, à moi ! » et grimpe comme une flèche, aussi agilement qu’un chimpanzé.
Paolo a fini son biscuit. Son père nous a regardés en souriant. Le petit blondinet s’approche pour vérifier ce joyeux bazar et prendre la température de l’énergie et de la détermination des petits ouvriers des travaux très spéciaux. Il ne perd pas une miette des visages, des cris, des mouvements affolés, du déplacement d’air qui manque de le faire basculer sur sa grosse couche, encore incertain pour la marche. Et puis il fait un pas en avant. Et puis il recule : il ne veut pas se faire renverser. Décidément ces grands vont à un rythme difficile à suivre. Il retente. Mon fils l’évite de justesse, lui ébouriffe les cheveux d’une caresse en passant. Paolo reste là, en plein milieu de la tourmente, comme un chaton sur une autoroute. Le papa le rappelle. Mais mon grand s’arrête et entoure ses épaules : « tu veux aussi mettre des cailloux ? » L’enfant s’illumine. Le jeu stoppe un temps. La vie va au ralenti soudain calquée sur ces petites mains potelées qui plongent dans les graviers et ces petites chaussures qui s’efforcent de se stabiliser sur les bosses du sol chaotique. « Spllllaaatch ! » Il a jeté les cailloux. Ils ont tinté comme la plus belle musique du monde, rebondi comme les plus élégantes des sauterelles. Le feu vert est donné. L’agitation reprend de plus belle, les petites abeilles butinent en tout sens. L’enfant tape des mains, le papa est attendri. Ce n’est plus interdit. C’est même devenu viral voire vital. D’autres enfants se joignent à eux, c’est la plus performante des collaborations. Tout le monde a son rôle, sa place, sans se bousculer, sans se concerter, sans s’organiser.
Chhhhuuuut …Des enfants vivent.
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Evelyne Mester.