[temps de lecture : 4mn]
-« Ohhhh, ma petite Bohémie-Lake, mais que c’est beau ce dessin que tu as fait là ! » La demoiselle, sortie de sa rêverie, fronce les sourcils et déchire soudain violemment son papier en criant -« Non, c’est pourri ! »
-« Mais qu’est-ce que tu fais ? On a jamais vu un dessin si chouette chez quelqu’un de ton âge, quel gâchis ! »
Mon petit doigt m’a dit qu’elle se hait de ne pas atteindre cette perfection qu’elle ressent si profondément comme un geyser puissant de choses en émergence. Des choses toujours si belles, parfaites et évidentes dans son esprit que c’est horripilant de ne pas arriver à les mettre en forme dans la vraie vie. Comme si sa tête savait faire mais pas son corps. Elle est en colère contre elle-même et elle refuse des compliments qu’elle sent ne pas valoir. Elle sait qu’elle peut tellement faire mieux !
A 10 ans, encouragée par sa professeure de violon, elle a pris confiance dans le fait qu’elle était « douée » pour cet instrument. Ses parents, ne tenant pas compte de sa grande timidité et malgré ce qu’ils appellent sa « susceptibilité », exhibent ce jour-là ses talents devant son oncle en visite. Elle lui fait le cadeau de son courage face au jugement, mais celui-ci fait signe discrètement d’avoir mal aux oreilles, tout en la félicitant de tant de beauté musicale : en une fraction de seconde, confortée dans ses croyances qu’elle n’est et ne sera jamais au niveau de ses propres attentes ni de celles des autres, son estime de soi s’effondre en une honte bien plus acerbe que la fois où elle a dû aller en cours de sport en pyjama parce que son père trouvait qu’il n’y avait pas de différence avec un jogging.
Les compliments sont interprétés comme mensonges à présent. Ils font mal. Ils sont un projecteur puissant braqué sur ses faiblesses, sur son incapacité à faire surgir de son esprit en ébullition ce qui s’y construit sans cesse. Il y a décalage, incohérence. Révolte, impuissance, agressivité, désarroi, découragement, renoncement, toutes les émotions qu’un accidenté en rééducation à qui on lave les parties intimes peut traverser…
On parle de Bohémie-Lake comme d’une « orgueilleuse ». Elle ne supporte plus qu’on lui dise quoi que ce soit sur ce qu’elle fait, le jugement devient trop dur à supporter, portant atteinte à son être profond. Elle pense qu’elle est nulle, car tout reste en elle, ça ne peut pas sortir. Elle pense aussi qu’elle est forte, car « un jour elle va leur prouver à tous ».
Sur ses bulletins scolaires, toujours les mêmes appréciations : « au vu de ses facilités, peut mieux faire ». Pardi. Les exigences extérieures rajoutées aux siennes deviennent source d’angoisse. Désormais, inconsciemment, elle fera tout pour coller au mieux à ses fausses croyances et ne voir que ce qui les valide. C’est moins risqué que d’aller contre. Elle préférera cacher à présent ce qu’elle sait faire, ou plutôt ce qu’elle croit ne pas savoir faire, espérant un jour savoir assez pour être fière d’elle, même si elle sait que « assez » n’est pas assez, qu’il lui faut du « totalement ».
Elle joue de la musique en cachette, elle dessine en cachette, elle écrit des poèmes en cachette, elle parle anglais en cachette. S’exposer la mettrait en grave danger de jugement.
Son monde intérieur se développe d’autant plus qu’il est apaisant, cohérent, vrai. Il devient si fort qu’à 15 ans, ses meilleurs souvenirs sont les heures passées seule dans sa chambre en écoutant de la musique et triant et classant des papiers, relisant des lettres, changeant ses meubles de place, rêvant d’une vie qui n’existe pas et de parents qui s’aiment.
La seule motivation chaque jour pour quitter son cocon est due à son cœur d’artichaut : elle tombe amoureuse toutes les semaines. Ça alimente son rêve. Elle aime en cachette, encore. Et on l’aime peut-être en cachette… elle va passer ses journées à essayer de capter des signaux éventuels qui pourraient lui confirmer ses soupçons. Jamais elle ne dira rien, l’imaginaire est mieux que la réalité, l’idée ne l’effleure même pas de transférer son monde de là-haut ici sur Terre : et si quelqu’un le découvrait ? Si quelqu’un le lui piétinait ? Si quelqu’un le tournait en ridicule ? Elle ne serait plus rien, elle n’a plus que ça.
Et puis Bohémie-Lake est partie en Italie en camp de vacances. 17 ans, terrifiée d’aller seule affronter le monde pour la première fois alors qu’elle n’ose même pas demander une baguette de pain à la boulangère, révoltée contre ses parents qu’elle accuse intérieurement de vouloir se débarrasser d’elle. Remarque, elle les comprend, elle est si stupide, si inadaptée, si sujette aux moqueries.
Et Bohémie-Lake y rencontre Giuseppina. « Giusy » va tout changer. C’est une camarade du camp. Giusy va lui dire les paroles réparatrices qui résonneront toute sa vie en elle : « Comme je t’admire ! Tu es douée en plein de choses, c’est fou les talents que tu as, tu sais tout faire, et tu es belle ! »
C’est comme si un barrage s’ouvrait en elle, la porte est lourde, elle grince, l’eau est pressée de sortir, on la retient pour qu’elle ne surgisse pas trop fort. A travers l’interstice créé, le flot lisse et bombé apparaît au ralenti comme si les gouttes étaient tellement solidarisées qu’elles ne pouvaient se dissocier les unes des autres pour tomber indépendamment. Et puis soudain splashhhhh, le flot impétueux explose, s’écrase, rebondit et court jouer au flipper sur les murs… et le serpent humide poursuit sa course dans le couloir jusqu’à s’épuiser rapidement et s’étendre calmement au sol.
Quelque chose a bougé. C’est le moins qu’on puisse dire.
Son regard sur elle-même a changé. Pourquoi Bohémie-Lake croit-elle Giusy ce jour-là ? Tout ce qu’elle sait c’est qu’elle démarre une nouvelle partie de sa vie. Elle développe son humour, attire les garçons, prend de l’assurance. Elle qui taisait ses idées parce qu’à coup sûr quelqu’un les avait probablement eues avant elle, réalise qu’elles sont en fait nouvelles. Elle se met à oser les dire, et elles sont acclamées.
Et si elle était quelqu’un d’intéressant ? Et si elle pouvait apporter quelque chose aux autres ?
Je me suis souvent demandé pourquoi le monde était peuplé d’autant d’individus sans qu’un seul n’ait exactement la même empreinte digitale… Pourquoi personne ne peut voir de la façon dont je vois, pourquoi personne ne peut avoir la même réalité que moi, le même ressenti que moi ? Nous sommes si seuls dans notre unicité.
Alors et si j’avais quelque chose à faire ici, oui moi, quelque chose d’unique que ne fera jamais mon voisin, même si ça y ressemble ? Et si j’avais quelque chose à « être » ici, oui moi, quelque chose d’unique que ne « sera » jamais mon voisin, même s’il me ressemble ?
Si j’étais une pièce de puzzle ? …Rester cachée sous le meuble sert-il vraiment ma vie et celle des autres ? Ou alors on m’attend pour combler ce punaise de trou qui gâche le tableau, pour terminer ensemble cette belle oeuvre qu’est l’humanité ?
« N’allez pas là où le chemin peut mener. Allez là où il n’y a pas de chemin et laissez une trace. » Ralph Waldo Emerson
Voir ma vidéo « Accueillir la crise d’un enfant neuroatypique ».
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ainsi que : « J’avais souhaité être comme les autres. »
EM
Je n’ai pas de mots à part : merci…
Je suis touchée de ton merci. EM